Quand c’était arrivé, Antonin s’était bien douté que l’apparition d’Elvis sur la place Saint-Marc n’avait rien d’un bon présage. Trois jours plus tard, le 28 décembre 1999, des manifestations étranges, voire qualifiables de « paranormales » s’étaient succédées les unes derrière les autres sans se ressembler le moins du monde. Qu’il s’agisse d’apparitions insolites à l’instar de celle du King ou de celle du chef indien Géronimo résolument perché sur le Mur des Lamentations, ou encore de disparitions pour le moins troublantes (toutes les « tours » du monde semblaient s’être évanouies dans les airs : Pise, Eiffel...), les médias s’en donnaient à coeur joie en trouvant à ces événements mille et une explications toutes aussi insoutenables.En fait, si on en croyait la presse et la télévision, tout ceci n’était qu’une vaste supercherie, un canular de fumiste en mal de sensations. Les choses s’aggravèrent quelque peu le 29 décembre au soir quand, au journal de vingt heures, le présentateur favori de tous les Français annonça la nouvelle suivante : de violents affrontements avaient eu lieu l’après-midi -même, place de la Bastille. Les parties en présence lors de cette gigantesque rixe auraient été identifiés comme étant des membres d’une garnison romaine datant de -300 avant Jésus-Christ et des militaires tout droit issus de la division S.S. de l’armée nazie... en bref, combat de reliques au beau milieu de Paris. Le Ministre de l’intérieur fut bien sur interrogé à ce sujet et affirma avec sa bienveillance inquiétante « qu’il ne s’agissait là que d’insignifiantes batailles d’étudiants aussi dégénérés que déguisés ». Ce témoignage fut rendu caduque par une dépêche qui tomba vers 20 heures 45 : à Lyon, la rue de la République (principale artère commerciale de la ville) avait été entièrement dévastée par des hordes de Huns, pillant et violant tout sur leur passage en proférant des cris de guerre dans une langue inconnue. Le lendemain, nul ne parla plus de rien à ce sujet, mais les esprits restaient tout de même sur le qui vive. Tant bien que mal, le gouvernement avait étouffé l’affaire.
Le 30 décembre, Antonin eut l’infini honneur de vivre lui-même l’une de ces grandes aventures secrètes de la fin du XXe siècle. Tenaillé par une féroce envie de Big Mac à son réveil (donc à midi, en cette période de vacances scolaires), il se lança à l’assaut du Fast Food qui siégeait fièrement sur la place de la Comédie, dans sa bonne ville de Montpellier. A vrai dire, tant qu’il n’eut pas franchi le pas de sa porte, rien ne différa du train-train quotidien. Mais une fois qu’il eut mis un pied dehors... Mazette ! Antonin dut presque traverser une vingtaine d’époques différentes sur les 500 mètres qui séparaient l’appartement de ses parents et l’officine de son dealer favori. Comme dans un musée ! A cette exception près que les flèches, les balles de 40, les obus de 14 et le tyrannosaure étaient foutrement plus que réels. « Putain. Des glissements de temps. Il manquait plus que ça », songea-il intérieurement, comme si la chose était toute naturelle. Il évita soigneusement l’homme au costume « peau de bête », qui, soit dit en passant était en train de violer sauvagement une jeune fille de très jeune âge, et rentra s’abriter dans le dernier bastion de son époque : la Maison de Ronald Mac Donald (comprenez : le Mac do’). Le spectacle qu’il eut l’occasion de découvrir à l’intérieur ne fut pas plus sécurisant que tout ce qu’il venait de vivre précédemment : il aurait pu se croire dans une caverne préhistorique où une meute d’anthropophages se régalait d’un repas de restes humains particulièrement reconnaissables à l’œil nu. Antonin, qui soudain n’éprouvait plus du tout le même besoin qu’une heure auparavant, se retourna d’un coup sec, prit ses jambes à son cou et rejoint le plus vite qu’il le put son domicile, en prenant toutefois bien soin d’éviter tous les projectiles qui auraient bien mérité bonne place dans un musée de la Guerre au travers des âges.
Antonin, avec toute la sagesse qui le caractérisait, décida de ne plus quitter l’appartement de ses parents (partis aux Canaries pour le nouvel an), tout au moins jusqu’à ce que le millenium soit passé. Dur pari sachant qu’il prit sa décision le 30 décembre à 15 heures et qu’il ne restait plus à 1999 que 33 heures à vivre. Il ne se passa rien jusqu’au 31 à 17 heures (l’heure du thé). Antonin alluma son poste de télévision pour découvrir que le même flash d’information permanent était émis par l’ensemble des chaînes disponibles : l’état d’urgence avait été décrété par le Président de la République Française (himself), en plein accord avec l’ensemble des autres chef d’état de la planète, pour cause « d’hallucinations collectives généralisées, d’hystérie planétaire semble-t-il incontrôlable. » Le couvre feu était de mise jusqu’à nouvel ordre et « toute personne vue à l’extérieure serrait immédiatement arrêtée (comprenez « abattue », songea Antonin). Le jeune homme comprit alors qu’il risquait fort de ne plus jamais voir le monde de l’extérieur. Il décida de laisser le poste allumé en permanence.
Le flash d’information permanent ne fut interrompu qu’à 23 heures 50 pour un allocution exceptionnelle du Président. La mire de l’Elysée ne disparut qu’à 23 heures 58 pour laisser place à l’image d’un homme barbu, que l’on devinait bedonnant, au crâne assez dégarni et dont le regard aurait pu définir le mot mystère.
A 23 heures 59 précises, l’homme prononça ces mots : « Libera me dominæ ».
A 00 heures, tout était fini.