LES TACHES SOLAIRES
par Francis Mizio
J'étais en train de rêver que je me payais du bon temps dans un lupanar en réalité virtuelle quand mon robot-valet a dépolarisé les vitres. Le soleil est brusquement entré dans la chambre. Je me suis étiré en gémissant.- Iiiiiiiiil est quinze heures, maître. Quin-quin-quin quinze heures, maître.
Mon robot-valet de chambre n'était certes pas un modèle neuf mais il commençait déjà à montrer des signes de faiblesse. A la fois agacé par sa diction cahotante, la barre de métal en fusion qui me brûlait le cerveau (encore trop de scotch la veille) et la perspective de devoir vérifier dans ma database si l'engin était toujours sous garantie me plongea d'emblée dans une très mauvaise humeur pour la journée.
- Qui-quin quinze heures maître, répéta-t-il
Je le foudroyai du regard, quoique ayant vaguement conscience que mon rayon laser oculaire ne devait pas être bien destructeur à cause de cette foutue gueule de bois que j'avais ce matin là. Gueule de bois perpétuelle et récurrente partagée d'ailleurs à chaque réveil par les dix milliards d'êtres humains de la planète depuis que nous étions passés, grâce à la révolution numérique, dans cette satanée Ere des Loisirs... et donc de la picole.
- Apporte-moi plutôt du mygrainol et un pyjama de maison, ronchonnai-je en direction de l'appareil haut comme un aspirateur à genoux auquel le couvercle bombé et les diodes strabiques donnaient un air stupide.
Il se dirigea en direction du cabinet de toilette mais se mit à patiner sur un des éternels plis de moquette de la chambre. Je me penchais depuis le lit pour observer la scène. Pour des raisons d'économie de bouts de chandelle, j'avais acheté un robot-valet à chenillettes sans me douter dans le magasin des inconvénients que cela impliquait. Toujours selon mon habitude à vouloir acheter tout trop rapidement -et ayant horreur de lire la presse spécialisée et ses dossiers comparatifs soupçonnés de collusions avec les publicitaires- j'avais pris le premier modèle bas de gamme. Bilan : il plissait ma moquette et ensuite patinait dans les plis. Cela étant j'avais appris que les modèles à roue rayaient les planchers davantage encore que les chenillettes et même que les modèles octopodes se prenaient les pattes dans les fils électriques, finissant toujours par tout arracher. Car on avait beau vivre à l'ère post-numérique, personne n'avait encore trouvé le moyen de supprimer les fils électriques. Ce qui, dans nos maisons hyper-domotisées, devenait un vrai souci qui enrichissait soit dit en passant moultes officines clamant pouvoir résoudre ces inconvénients.
Ces pensées me rappelèrent la soirée de la veille. En quittant mon boulot vers 18 heures, j'avais fait une tournée des bars techno et rencontré quelques potes que j'avais eu tôt fait d'amener à la maison pour boire quelques verres. J'allumai le mur-vidéo et demandai à visionner les bandes de videosurveillance du salon en accéléré. Apparemment, la discussion de la veille avait tourné autour du prétendu problème des taches solaires. Problème qui intriguait tout le monde et tournait même carrément à l'obsession. Et quoique je ne souhaitais pas verser dans ce débat, j'avais fini par me trouver embringué bien malgré moi dans l'assommante discussion qui portait sur la question de savoir ou pas si les taches étaient responsables des ennuis de domotique. A en croire les images, vers 4 heures du matin, à force de picoler et de m'échauffer sur cette question stérile, je n'avais plus figure humaine. En demandant au mur-vidéo un zoom sur la table du salon, je comptai les cadavres de la veille : cinq bouteilles de scotché et nous n'avions été que trois ! La fin du film révélait que j'avais finis par agresser tout le monde en les traitant de tous les noms sous prétexte qu'il y en avait marre de parler des taches solaires et de se laisser aller à gober toutes ces balivernes qu'on nous servait sur Microsoft Channel. Passablement ivre, j'avais viré mes potes avec pertes et fracas à 4 heures 32. Dans mon dos, les robots-rats avalaient les paquets de chips déchiquetés, les cigarettes écrasées et les pistaches sur le sol tandis approchaient les robots-wassingues avec leur tentacules qui se terminaient par des raclettes pour un nettoyage en règle du sol maculé d'alcool et de cendres. Le climatiseur avait dû percevoir à mon haleine que j'allais me coucher incessamment sous peu tandis que la porte, en dénombrant les personnes qui sortaient avait évalué à juste titre que la soirée était terminée. Je stoppai la bande de videosurveillance, ne supportant pas de me voir tituber ainsi. D'une part j'en savais assez sur mes frasques et je comprenais mieux d'autre part d'où me venait ce matin là ma fichue migraine.
Le robot-valet est revenu près du lit tout en émettant une étrange litanie. Il me tendit avec son membre à plateau un verre d'eau et une dose de médicament:
- my-my-my-my-my-my-my-myé
Je lui assenais un gros coup de poing sur le couvercle.
- my-my-my-my-my-my-mygrainol, maître.
J'étais au bord de l'exaspération. Cet appareil délirant avait lui aussi décidé d'augmenter mon mal de crâne.
J'absorbai la gelule et attendis l'orgasme. Celui-ci ne tarda pas à venir. Reprimant un petit cri de plaisir (la concurrence des labos pharmaceutiques les poussant à agrémenter ainsi leurs molécules d'effets ludiques était vraiment une bénédiction), je montai le son du mur video. Le speaker de Microsoft Channel parlait une fois de plus des taches solaires et des effets indésirables de celles-ci. Le fait que toute la domotique se mit depuis quelques mois à tomber en panne ou à déconner a plein tube leur était officiellement attribué. Je me demandai comment des journalistes pouvaient prêter foi a de telles billevesées. Un court micro-trottoir venait illustrer ses propos. A 90 % les gens croyaient en cette thèse, en tout cas 90% des cinq personnes interrogées dans la rue. Un type présenté comme un spécialiste de l'histoire des taches solaires expliqua ensuite que ce type de rumeur n'était pas neuf. Jadis on attribuait l'apparition des guerres aux taches solaires, aujourd'hui elles expliqueraient les dysfonctionnements domotiques. Il conclut sur "l'irrationnel et le besoin humain de croyance liés aux angoisses du présent", citant enfin Arthur C. Clarke, un écrivain de science-fiction du siecle passé qui aurait prétendu que toute technologie hyper sophistiquée finit par être assimilée à de la magie. Une pub pour une ceinture magnétique contre les effets des taches solaires vint l'interrompre. Je baissai le son. Cette époque devenait folle. Ma théorie personnelle était on ne peut plus simple. Netscape et Microsoft qui continuaient de s'écharper commercialement, quoiqu'ils aient fait main basse sur tout ce qui était peu ou prou électrique, électronique ou numérique, nous avaient, pris dans leur guerre concurrentielle pressée, vendu en masse des produits mal fichus ou défectueux. Aussi, les générations d'appareils et de robots se mettaient tour à tour à délirer en un bel ensemble. Pas compliqué : et fi des taches solaires. Mais on n'allait pas raconter cela à la télé puisque les chaines appartenaient aussi à Netscape et Microsoft. Le pire à mon sens était que les gens gobaient toutes crues ces histoires de taches solairesé avant de remettre la main au portefeuille pour acheter je ne sais quoi, du grille-pain en réseau version 2.0 au robot-rat avaleur de poussière version 6.5.
Je repoussai les draps et me levai, agacé. Le robot-valet se rua vers moi:
- py-py-py-py-py-py-
- pyjama de maison, je sais, l'interrompis-je.
Il émit un cliquettement étrange et une diode sur le haut du couvercle bombé-chromé sembla me lancer un avertissement. Je frémis, puis éclatait de rire. Trop de scotch ! Comment pouvais-je imaginer un quart de seconde que ce tas de ferraille et de puces pouvait se vexer ? C'était idiot. J'enfilai mon pyjama et une paire de baskets à mémoire faible et me dirigeai vers le couloir.
Passant la porte, je me retournai tout de même, vaguement angoissé. Mais tout semblait normal. Le robot-valet s'occupait déjà de faire le lit, comme à son habitude. Il n'y avait que le son qui était défectueux. Au niveau de son comportement, je n'avais aucune raison m'inquiéter. Il n'allait pas me faire le coup du grille-pain de Esther qui l'avait, prétendait-elle, canardée à coups de toast grillés. Le coup des taches solaires et des robots fous, je n'y croyais pas. Et, de toute façon, rien n'indiquait que j'en serais un jour victime. Je n'avais toujours pas observé d'erreur domotique chez moi, même si, à en croire la majorité des gens cela pouvait vous tomber dessus en cascade un jour ou l'autre. A force d'entendre ces rumeurs et stupidités, c'était plus fort que moi je finissais aussi par y penser, voire par être sur mes gardes.
Je descendis à la cuisine. L'odeur du café chaud me chatouilla agréablement le nez et grâce au mygrainol j'avais neutralisé toute possibilité de nausée matinale. Balayant du regard la pièce, je constatai que tout était en place. L'écran de la console domo s'alluma lorsque je passais devant. Un message m'indiquait que j'avais reçu plusieurs courriers publicitaires. Je claquai des doigts et l'ordinateur les détruisit instantanément sans même que je les consulte. Un plateau sorti du mur. Dessus reposaient quelques tartines beurrées que je trempai dans mon bol tout en réfléchissant comment j'allais travailler ce jour là. Soit j'allais me rendre en ville pour capter quelques adresses pour l'agence, soit j'allais rester chez moi afin d'imprimer les adresses que j'avais capté ces derniers temps. La perspective de devoir travailler à l'extérieur -et donc de devoir enfiler un pyjama de ville- ne me réjouissait guère. Finalement, je décidai de rattrapper mon retard dans la transmission des adresses.
J'étais prospecteur publicitaire. Ce boulot n'était pas très valorisant -sinon pénible à en croire beaucoup, mais c'est pour cela que cela payait bien- mais il me convenait. Avec des chaussures et une montre fournies par l'agence de marketing direct qui m'employait j'avais pour mission durant mes deux heures de boulot journalier de serrer la main aux individus susceptibles d'intéresser nos fichiers. Par exemple, si un type portait un pyjama de Rosnay, mon boulot consistait à l'aborder dans la rue et à entamer la discussion avec lui dans le but de lui serrer la main. Mes chaussures enregistraient ses coordonnées électroniques contenues dans ses propres pompes. L'individu entrait alors dans le fichier des personnes potentiellement acheteuses de certains produits correspondant au profil socio-culturel des adeptes des pyjamas de ville de Rosnay. Il paraissait même que les clients de l'agence étaient prêts à payer des fortunes pour obtenir de tels fichiers et que le travail que mes confrères et moi menions valait de l'or. Les "prospects par contact humain", tels étaient le nom officiel des pigeons à qui je serrais la main. En tout cas, je ne me plaignais pas : c'était plutôt bien payé, on rencontrait parfois de jolies filles et j'arrivais à remplir mes objectifs mensuels avec une moyenne de plus de cent poignées de main/semaine. Régulièrement, je saturais la mémoire de stockage de mes chaussures, ce qui rendait vert de jalousie mes concurrents qui briguaient comme moi le cadeau de motivation (une croisière en voilier solaire autour de la mer de la Sérénité ou une semaine au M.I.T.) offert à tous ceux qui dépassaient leurs objectifs. Les dernières semaines j'avais trimé comme un fou (d'où mon agacement pour les conversations sur les taches solaires -quand on discute des même bêtises avec cent inconnus par semaine cela devenait littéralement épuisant) et avait même saturé trois paires de baskets qu'il fallait que je vidange dans l'ordinateur de collecte de l'agence. Terminant mon café, je décidai finalement de rester chez moi et de consacrer mes deux heures de boulot quotidiennes à vidanger la mémoire de mes chaussures. C'était mieux ainsi.
Je frappai dans les mains. En un éclair la table aspira les reliefs de mon petit-déjeuner. Je filai dans mon bureau et appelai l'intelligence artificielle de l'agence. Au bout de quelques secondes, celle-ci apparut.
- Bonjour Ladislas. Que désirez-vous ?
Les petits futés qui avaient créé l'I.A. lui avaient donné le visage d'une ancienne actrice américaine, du nom de Marylin Monroe. C'était un stratagème pour que nous soyons incités à souvent appeler le siège qui se plaignait de n'avoir que de trop rares rapports avec ses télétravailleurs.
Je brandis une chaussure devant l'écran. L'I.A. sourit et se passa la langue sur ses lèvres luisantes de rouge.
- C'est pour une vidange?, demanda-t-elle de son air gourmand.
Je pris les lacets et les enfonçait dans la prise sous l'écran. J'appuyai sur la touche "vidange" de ma montre (dont le voyant indiquant le niveau de saturation de mémoire clignotait depuis plusieurs jours) et commençait le transfert de données.
Quand soudain tout s'éteignit.
L'écran me renvoya mon reflet sur un fond gris. J'étais tétanisé, incompréhensif. Un boucan effroyable commença à se faire entendre de partout dans la maison. Je bondis de mon fauteuil et me dirigeai en courant vers la chambre.
Le robot-valet était devenu comme fou. Il était en train de déchiqueter la couverture du lit. M'ayant entendu approcher, il s'est retourné vers moi et a commencé à avancer dans ma direction en émettant un bourdonnement terrible, tel celui d'un essaim d'abeilles en furie. Ses chenillettes se mirent à grincer. Je reculai contre le mur du couloir et commandai à la porte de la chambre de se fermer. Elle refusa d'obéir. J'enclenchai le bouton d'urgence -en cas d'incendie- mais en vain également. Le robot-valet accélerait tout en restant sur place. Ses chenillettes tournait à toute vitesse dans un vrombissement de turbine. Il déchirait la moquette sous lui.
- Il va bondir, criai-je, ayant juste eu le temps de m'écarter. L'engin fonça droit devant lui et se fracassa contre le mur contre lequel j'étais plaqué une seconde plus tôt.
Une suée brûlante m'envahit le front. Je me laissais glisser contre le mur et, le souffle coupé par l'émotion, je regardai avec stupéfaction le robot qui rendait l'âme. Il émis quelques étincelles et une fumée à l'odeur de plastique émanait du tas de ferraille.
Je me frottai les tempes.
J'avais ressenti une frousse terrible.
Soudain, une présence attira mon attention dans mon angle de vue à ma droite. A l'extrémité du couloir, les paires d'yeux rouges de trois robots-rats clignotaient. J'en avais six dans la maison qui sortaient à toute vitesse de leurs niches creusées dans le mur dès qu'une saleté trainait par terre afin de l'absorber ou qui se jetaient sur le moindre petit objet pour le confier au robot-majordome du rez-de-chaussée afin qu'il le range.
Je tournai la tête. Les trois autres rats manquants occupaient l'espace gauche du couloir. La porte de la chambre face à moi silencieusement se referma.
J'étais traqué.
Les robots-rats, de chaque côté, commenèrent à glisser vers moi, la gueule ouverte. Leurs mâchoires claquaient à l'unisson.
Je hurlai, paralysé par la peur, assis à terre et sans avoir même le réflexe de me lever pour tenter de sauter par dessus mes agresseurs.
Soudain, le timbre caractéristique des ordinateurs qui se rallumaient se fit entendre depuis la cuisine et le bureau. Les rats stoppèrent sur place, vrombirent et, se percutant les uns les autres, à chaque bout du corridor, brusquement se figèrent. Lentement, la peur au ventre, je me relevai. Alors, les techno-bestioles filèrent en un bel ensemble entre mes jambes. M'ignorant à nouveau, elles se livrèrent à leurs allers et retours normaux entre les niches du mur et le cadavre électronique du robot.
Tout était rentré dans l'ordre aussi vite que l'incident s'était déclenché: les monstres étaient redevenus de sages appareils d'entretien et de ménage qui dépeçaient comme de juste une grosse saleté. La console Domo avait repris ses droits et j'entendais la voix de Marylin Monroe depuis le bureau qui m'incitait à reprendre la transmission des données.
Complètement ébranlé, je descendis l'escalier et sortis de la maison. Dehors, le soleil brillait. Je le regardai à travers mes doigts agités de tremblements rétrospectifs. Les taches solaires étaient bien sûr invisibles. Je m'assis sur le perron, essayant de retrouver mon calme.
C'est alors qu'un type s'est approché de moi. Il m'a tendu la main. Je l'ai serrée machinalement, le regard vide.
Il m'a collé une brochure dans les mains et m'a demandé.
- Etes-vous bien équipé en sécurité domestique ? Savez-vous que Microsoft dispose de toute une gamme de robots de protection qui peuvent détecter tous les bugs liés aux taches solaires et neutralisent les matériels domos agressifs.
Je n'ai pas répondu. Il s'est penché vers moi et a insisté.
- Accordez-moi seulement cinq minutes et je vous prouverai l'efficacité de nos produits.
- OK, j'ai fait en lui désignant la porte, passez devant.
Il m'a sourit et a empoigné la poignée.
J'ai bien fait : elle lui a balancé du dix mille volts.
Il ne l'avait pas volé.
Francis Mizio